Enseignants: retour sur une grève historique

En automne 2014, coup de tonnerre: le Conseil d’Etat annonce la suppression du système salarial de la fonction publique.

Photo Eric Roset

En automne 2014, coup de tonnerre: le Conseil d’Etat annonce la suppression du système salarial de la fonction publique. Il impose un « régime transitoire » où la progression salariale est limitée à 0,5% de la masse salariale globale et qui doit durer deux ans, jusqu’à l’introduction d’une nouvelle grille salariale unique. Pour les enseignants, la moitié de la progression salariale est amputée.

La réaction des syndicats de la fonction publique, SSP en tête, ne se fait pas attendre: une grande manifestation rassemblant 2000 personnes se déroule à Neuchâtel le 26 novembre pour dénoncer les coupes dans les salaires; une « mobilisation-débrayage » a lieu au Château le 2 décembre.

Les discussions. Début 2015, le Conseil d’Etat met sur pied un comité de pilotage pour élaborer la nouvelle politique salariale. Les syndicats sont relégués dans un « groupe de consultation ».

En novembre 2015, le Conseil d’Etat présente son projet impliquant une baisse du salaire de carrière des enseignants et des perspectives salariales des basses classes de l’administration. Les syndicats le rejettent et organisent, début décembre, une manifestation au Château, qui est bien suivie. En réponse, le Conseil d’Etat remplace le groupe de « consultation » par le groupe « élaboration », qui pourra faire des propositions. Ce que les syndicats feront. Mais en mars 2016, le gouvernement les rejette en bloc et revient à son projet initial, qu’il confirmera le 27 mai.

La mobilisation. Le temps de la mobilisation est arrivé. Le 20 juin, les syndicats de la fonction publique sont réunis en assemblée générale (AG), qui décide d’organiser une grande manifestation en septembre, de se retirer des groupes de travail et de publier une page payante dans la presse pour expliquer leur opposition au projet de grille salariale.

Rapidement, il s’avère que les deux syndicats de policiers ne se mobiliseront pas. Ils acceptent des négociations bilatérales avec Alain Ribaux, leur ministre de tutelle. Quant aux autres syndicats dans l’administration, leur capacité de mobilisation est modeste. Ne restent donc que les deux syndicats d’enseignants (SSP et SAEN – Syndicat autonome des enseignants neuchâtelois) pour aller de l’avant.

Le 31 août, une pause prolongée est organisée dans les écoles. Le Département de l’éducation réagit en décrétant qu’il s’agit d’une grève et décide de ponctionner les salaires. La tension monte d’un cran.

Le 10 septembre, la page payante des syndicats paraît dans la presse régionale. Le conflit commence à faire parler de lui.

Le 15 septembre, la manifestation de la fonction publique contre la politique salariale réunit 1200 personnes à Neuchâtel. L’assemblée générale qui suit fixe un ultimatum au Conseil d’Etat au 26 septembre pour qu’il retire son projet de grille salariale.

Une rencontre avec le gouvernement a lieu le 27 septembre. Au lieu de répondre aux revendications des syndicats, celui-ci annonce un nouveau plan d’économies de 100 millions de francs, avec à la clé le passage de 40 à 41 heures de travail hebdomadaire et la suppression de 60 postes de travail dans l’administration cantonale. Les deux syndicats lancent une « grève administrative ».

La grève. Le 2 novembre, la Journée syndicale des enseignants fait salle comble. Le SSP vote à une très large majorité un préavis de grève pour le 8 novembre, reconductible le 9 novembre. Du côté du SAEN, le nombre trop élevé d’abstentions ne permet pas d’entériner la grève. Le président du SAEN encourage cependant ses membres à rejoindre le mouvement. La grève administrative se poursuit.

Le 8 novembre, environ 700 enseignants sont en grève, soit un quart des effectifs dans l’enseignement obligatoire et plus de 10% dans le secondaire 2. à Neuchâtel, plusieurs centaines d’enseignants organisent spontanément un cortège funéraire jusqu’au Château pour y enterrer l’école. L’après-midi, un rassemblement réunissant près de 1000 personnes a lieu à La Chaux-de-Fonds, suivi d’une AG où la grève est reconduite à la quasi-unanimité. Parallèlement, les grévistes acceptent que des représentants des syndicats rencontrent, à sa demande, la cheffe du Département de l’éducation.

Le 9 novembre, la grève se poursuit avec la même participation. Le Conseil d’Etat ne cédant pas, l’AG décide de reconduire le mouvement, les 24 et 25 novembre. Suit la rencontre « informelle » avec Monika Maire-Hefti.

Le 14 novembre, le SAEN décide de rejoindre le mouvement de grève.

Le 22 novembre, le Conseil d’Etat refuse une nouvelle proposition des syndicats. Il maintient la grille salariale mais propose des améliorations des conditions de travail et invite les syndicats à une discussion, le 30 novembre à 7 h.

La grève du 24 novembre est à nouveau bien suivie. L’après-midi, les grévistes se retrouvent dans la cour du Château pleine à craquer. Ils déposent une pétition munie de 4500 signatures, récoltées en deux semaines, qui réclame le retrait de la grille salariale. Les enseignants se rendent ensuite en cortège jusqu’à la salle où se tient l’AG, qui décide de repousser la grève au 30 novembre – date d’une nouvelle rencontre entre syndicats et Conseil d’Etat.

Le 26 novembre, une manifestation contre l’austérité réunit 1200 personnes à La Chaux-de-Fonds.

Le dénouement. Le 30 novembre dès 6 h 45, par un froid de canard, plus de 400 enseignants sont présents dans la cour du Château pour soutenir les représentants syndicaux dans leurs discussions avec le Conseil d’Etat, présent in corpore. Celui-ci ne cède pas sur la grille salariale, mais accepte d’étudier de nouvelles concessions sur les conditions de travail. Dans un courrier envoyé plus tard dans la journée, le gouvernement refuse de retirer la grille mais accepte quasiment toutes les propositions des syndicats sur les conditions de travail. En contrepartie, il exige que le conflit cesse.

Le 1er décembre, les deux syndicats se prononcent – séparément – sur les propositions du Conseil d’Etat, qu’ils acceptent à une large majorité (80%). Le conflit est donc suspendu (et non arrêté). Au sein du SSP, les débats ont été vifs: certains auraient voulu poursuivre la grève jusqu’à ce que le Conseil d’Etat cède. Mais une majorité en a décidé autrement, estimant le retrait de la grille salariale illusoire avec une mobilisation en nette baisse.

« La mobilisation a été extraordinaire »

Questions à Marie Guinand, coprésidente du SSP – Section enseignement.

Comme as-tu vécu, en tant que coprésidente de la section "enseignants" du SSP Neuchâtel, la mobilisation des enseignants contre la grille salariale, et tout particulièrement les quatre jours de grève du mois de novembre?

Marie Guinand – J’ai vécu la mobilisation comme une période très intense où je devais toujours être connectée (mails, téléphone, WhatsApp, etc.) et réactive pour les prises de décisions avec le comité et les membres. Etre dans l’action pour tout ce qui relève de l’organisation et de la logistique, mais aussi de la stratégie, demande beaucoup d’énergie. Ce qui était nouveau pour moi, c’était de n’avoir jamais de répit au niveau intellectuel. Le plus difficile pour moi a été de séparer l’affectif de la réalité… J’aurais tellement voulu que tout le monde soit content, ce qui était évidemment difficile dans un contexte de lutte où les positions se durcissent et où de nouveaux éléments de négociation sont entrés en jeu.

Quel bilan tires-tu de cette mobilisation historique en termes de mobilisation et de participants à la grève?

Faire la grève, ce n’est pas une partie de plaisir, mais une décision difficile à prendre et à mettre en œuvre. La mobilisation a été extraordinaire et ceci grâce à tous ceux qui se sont engagés tant au niveau du comité, du secrétariat que des membres convaincus sur le terrain. Les enseignants qui n’étaient pas touchés par la nouvelle grille ont été solidaires des jeunes. Tous les degrés et toutes les régions du canton étaient présents pour lutter contre la dégradation de la qualité de l’école. J’espère que cette solidarité se poursuivra dans le futur.

Les concessions faites par le Conseil d’État pour sortir de la crise ont finalement été acceptées à une large majorité par les deux syndicats d’enseignants. Penses-tu que la poursuite de la grève aurait permis d'obtenir le retrait de la grille salariale?

Je tiens à préciser que ce ne sont pas les comités des syndicats qui ont accepté ces concessions, mais les membres. Il était important pour moi que toutes les décisions soient prises par la base et donc elle devait connaître tous les éléments. Pour répondre à la question : si la grève avait continué aussi massivement que le premier ou le deuxième jour, nous aurions peut-être fini par obtenir le retrait de la grille. Ce n’était pas le cas. Les membres, pour toutes sortes de raisons que je ne juge pas (fatigue, peur, pertes salariales, pressions de certaines directions, scepticisme sur le fait que le Conseil d’Etat revienne sur sa décision, souci d’être avec leurs élèves etc.) n’ont pas voulu continuer le mouvement et ont décidé de suspendre la grève. Faire la grève avec seulement une petite minorité de membres aurait été un autogoal, nous aurions probablement perdu les propositions du Conseil d’Etat et la grille salariale serait tout de même entrée en force.

Avec le recul, estimes-tu que des erreurs ont été faites au niveau stratégique ?

Je pense que pour faire flancher le Conseil d’Etat sur la grille salariale, il aurait fallu initier la grève plus tôt. Cela n’a pas été possible pour plusieurs raisons : l’administration cantonale ne s’est pas mobilisée (policiers, fonctionnaires, etc.); le SAEN, avec qui nous souhaitions restés unis, n’était d’abord pas favorable à la grève et lui préférait la grève administrative – mais finalement il a modifié ses statuts et rejoint la grève initiée par le SSP ; enfin, nos membres avaient également besoin de temps pour comprendre, poser des questions et faire des propositions, bref, pour s'approprier la situation avant de prendre des décisions. Je ne parlerais donc pas d'erreur stratégique. Mais il est difficile de changer le contexte tout en respectant les processus démocratiques où les décisions reviennent à la base.